Les seules limites sont celles que nous nous imposons

Accueil > Mes lectures > Humus - La révolte en plongeant

Jet d’encre

Humus - La révolte en plongeant

Fabienne KANOR

mercredi 13 mars 2013, par Doszen

Quatorze femmes qui, tel un seul homme, sautent du haut d’un bateau esclavagiste dans des eaux tumultueuses et infestées de requins. Refus des lendemains de joug inhumain, refus de laisser d’autres décider pour elles de leur futur.

« Ce n’est pas pour dire mais, dans la vie, il y a des choses que tu connais sans les avoir jamais goûtées. C’est dans la nature même de l’homme d’imaginer. Quand il ne sait plus faire, c’est qu’il n’est déjà plus un homme »

Voici probablement la plus belle mais aussi frustrante découverte de ce début d’année.
Je ne connaissais Fabienne KANOR que de nom, pour avoir vu, en je-ne-sais quelle occasion, son nom passer sous mes yeux de fouineur du Web. Alors quand un ami me l’a fortement recommandé, en me résumant succinctement le thème de "Humus", j’ai plongé − c’est le cas de le dire − les yeux fermés sur livre qui s’est révèle être un bijou de poésie violente.
Fabienne KANOR s’est inspirée − elle le dit elle même − d’une micro-ligne historique trouvée dans les archives d’un musée à Nantes et, tels les plus grands auteurs de fiction-historique, a bâti autour de cet épisode que l’histoire a jugé quelconque, une grande épopée. « Des grandes épopées » devrais-je dire.
Quatorze femmes qui, tel un seul homme, sautent du haut d’un bateau esclavagiste dans des eaux tumultueuses et infestées de requins. Refus des lendemains de joug inhumain, refus de laisser d’autres décider pour elles de leur futur.
Chacun des chapitres fait le portrait d’une des 10 femmes, sur quatorze, qui ont choisi de faire le grand saut. Fabienne KANOR imagine pour elles des passés, des présents et des futurs qui sont, tout en étant déconnectés les uns des autres, tous liés à un certain point de leur histoire. Ce livre se lit comme une succession de nouvelles tout en formant un ensemble cohérent qui donne un roman aux accents polyphoniques. Chacune des protagonistes révèle un pan du voyage sur le bateau esclavagiste, une part des évènements qui les emmène vers le cliffhanger ultime.
La prouesse de l’auteur réside bien là. Dans ce point focal vers qui toutes convergent mais qui n’est ni le point final pour toutes, ni le commencement des choses et, plus encore, pour d’autres, il ne s’agit là que d’une péripétie dans des vies autrement plus marquées.

La muette

« Humus » débute par ce personnage et attention, là est pour vous le point de Go-noGo car c’est là que vous prenez contact avec l’écriture de Fabienne KANOR. Et le choc peut être déstabilisant.
Extrêmement poétique, l’écriture se veut une prose qui suggère plutôt qu’elle ne dit. Le ton est lent, les mots chargés de douceur tout en créant des phrases qui montrent une extrême violence, un monde où l’on passe d’une humanité banale à la plus crasse des inhumanités.
Ce premier chapitre est un passage à digérer car le style peut être dur à déglutir. A trop suggérer, le récit tombe parfois dans le nébuleux, par trop ( ?) de recherche stylistique nous en venons à souhaiter plus de prosaïsme dans le récit, plus de simplicité dans la narration.

« Allongée sur le dos, je passe en revue chaque bout de moi. C’est comme un jeu, ma main qui marche sur mon corps, traverse les jambes, les hanches, contourne le ventre. Pas lui ! Surtout pas, depuis qu’ils l’ont cassé. Une fois, c’est arrivé. Je veux dire par là que l’homme est entré en moi, a gâté cette musique qui berce l’enfance.
Je hais les hommes !
Et je ne crois pas que cela changera. »


La vieille est le témoin.

Témoin de cette vie d’avant ; marié, mère de cinq, dans un paisible village qui se voit un jour raflé par les vendeurs d’esclaves. Elle fait partie du lot, mari éventré, enfants disparus. Elle sera l’épaule de la mère éplorée, l’appui de beaucoup dans ces cales de la mort. Elle se sortira des bouches des requins. Elle fera sa vie d’esclaves, traversera les mouvements de révoltes des esclaves, résistera aux élans meurtriers en laissant d’autres se charger des destins funestes et elle goûtera, sans vraiment y croire, aux doux sons du mot "abolition".
La vieille est le témoin qui traverse les temps. Un peu trop d’ailleurs car, vieille à son départ, la chronologie implicite laisse supposer qu’elle atteint un âge plus que canonique puisque témoins des premières bribes de l’abolition. Mais qu’importe. Son histoire, loin d’être la plus passionnante, est l’une des plus apprenante.

« L’homme est parole, ses silences ne durent pas.
Vinrent donc ces rumeurs venues du grand pays blanc et portés au sein des maisons, les bruits faisaient fureur. De peur et de colère, les maitres rougissaient, à qui mieux mieux juraient avant de se signer. »


L’esclave

Ou la vie, d’un bout à l’autre, d’une enfant qui été raflée dans son village alors qu’elle était dans un banal bonheur familial. Enfin, bonheur ? Pas vraiment. Être vendue par les siens, par la chair de sa chair qui met en vous la charge des insuffisances de sa vie, et une seconde trahison la mènera dans les cales des négriers. C’est là une violence suffisante pour vous pousser à suivre la masse des révoltée qui, sortant de la cale malodorante, se précipite dans les flots. Ça ne sera pas la fin de sa vie.
Elle survivra aux requins, assouvira dans les flots une vengeance inespérée et aura une vie d’esclave, découvrira l’islam ou plutôt la religion, puisque l’un dans l’autre, les spiritualités monothéiques s’emboîtent.

« Ce n’est pas tout. Le maître, fou de colère, exige que la mère vienne identifier le corps. Elle accourt, regarde le blanc, lui répète que ce n’est pas son enfant, ce prétendu fils, ce n’est pas Jason. Le maitre perd patience. Vingt-cinq coups de fouet. La femme continue de nier. Cinquante. On lui ordonne, puisque ce n’est pas son fils, d’en finir avec le macchabée.
J’étais là, j’ai tout vu. Elle a tout fait avant de s’en retourner au champ, le pas léger. Et je crois bien qu’elle sifflait. »


L’amazone

A elle seule, l’amazone aurait mérité un roman épique. Pas seulement parce qu’elle est l’instigatrice de ce saut au destin, mais à cause du charisme qu’elle dégage, de la vie tumultueuse et aventureuse qu’elle a eu et qui nous est contée, trop vite, de façon trop succincte. Rageant. De son initiation en tant que guerrière à sa vie de guerrière sans peur, au cœur froid. De sa capacité à s’aliéner des complices, à aller de l’avant sans le moindre regard en arrière, ni pour celles qui sont tombées, ni pour celui qui sera son compagnon. Son retour, ses valeurs. Elle aurait mérité mieux qu’un bout de chapitre, ce qui nous laisse l’ardent désir que ceci ne soit que l’avant-goût d’une œuvre plus dense à venir.
D’autant que, un chouïa plus dynamique, moins descriptive, l’écriture, toujours dans cette quête de poésie, pèse moins la narration, se fait plus fluide et l’on se pique à être profondément capté par le récit.

« Je n’avais pas parcouru cinq lieues que je sentis la terre trembler sous mes pieds. S’ouvrir comme un ventre et recracher le léopard. C’était elle, oui, la panthère que je chevauchai toute la nuit jusqu’à ce que Lissa s’éveille, que mon tout petit village sans foi ni loi m’apparaisse. »


La Blanche

ou l’anachronisme des tondues de 45. Dans chaque guerre ses compromissions, chaque batailles ses victimes du désir de survivre. Faire avec ce que l’on a pour passer entre les gouttes de l’ignominie, quitte à en finir folle à lier. La blanche a une histoire pathétique, émouvante, éprouvante. L’histoire la moins facile à digérer mais, la plus indispensable dans ce cortège de vie brisée.

« Dans notre famille, un ventre sur quatre est gâté. C’est ce que l’on a toujours dit. C’est ainsi depuis fort longtemps, depuis ce jour où une femme a fait quelque chose de mal. J’ignore au juste la nature du péché. Ma mère refuse de dire. Prétend que je n’ai pas besoin de savoir. Cela n’arrangerait rien à l’affaire, j’ai déjà le mal en moi. C’est elle qui l’affirme : jamais je ne donnerai la vie. »


Les jumelles

expriment les tourments d’une sœur envieuse. Raflées toutes les deux, même quand la vie atteint le zéro degré d’humanité, l’on trouve des raisons d’envier à l’autre sa position. Ce n’est pas la plus passionnante des histoires peut-être parce que la plus crade des péchés.

« Mâles avec mâles, femelles entre elles. Nêgresses pleines et gosses dans un coin. Tous dans l’entrepont, ce lieu sans cul ni bouche où, comme un seul cœur, bat la frappe. Longtemps ça dure. »


L’employée

c’est l’incompréhension littéraire. Même si l’on comprend l’envie de l’auteure de dépeindre une matonne, traitresse à son peuple, et qui viendrait d’une vie dure et de moins que rien, il y a là un changement de ton incompréhensible. Ici plus de phrasé poétique mais un parlé quasiment 21ème siècle et un récit parsemé d’anachronismes que l’on ne peut pas ne pas remarquer.
"C’était mon job", seconde phrase du chapitre qui vous fait derechef tiquer tant le ton change de façon radical. D’accord pour admettre une ascendance moins noble à cette employée, qui justifierait un vocabulaire moins gracieux, mais alors quid de l’esclave qui, après tout, est d’ascendance très pauvre ? Quid de "la blanche", quasi péripatéticienne ?
Ce personnage a le mérite d’apporter un regard "extérieur" au groupe des révoltées mais le ton du récit nous fait buter et même la fin de son histoire déçoit fortement.

« D’ailleurs, ce n’est pas compliqué : tout ce qui était sale se pratiquait la nuit, lorsque harasées par une dure journée de labeur, les gars s’attablaient et buvaient comme des trous. Planquée dans mon coin, je les entendais chanter, rire gras, parler fort. J’écoutais jusqu’à ce que les voix s’éloignent, que les ombres descendent vider leurs couilles. Ils ne m’ont jamais touchée ; à l’époque, je ressemblais à un mec. »


La petite est une enfant.

Une pauvre âme qui s’est retrouvée là comme par hasard, et qui nous donne l’impression que, jusqu’à la fin, elle ne sait pas ce qui se passe autour d’elle. Elle nous ouvre un pan de l’histoire de la blanche, sur ce navire sur lequel elles se sont liées, nous montre une facette de protectrice de cette blanche honnie par les siennes. Personnage courroie qui nous aide a encore mieux percevoir l’ambiance qui prévaut dans les cales avant le grand saut.

« Je n’ai plus peur désormais. J’ai quelqu’un. Une fille à qui raconter mes promenades et mes jeux. Amusée par mes histoires, mon amie rit. Une seule fois je l’ai vue pleurer. Plus tard, peu de temps avant que la mer ne nous prenne et que les méchants ne nous enferme dans la grande boîte. »


La Reine.

La conspiratrice qui, à vouloir à tout prix accaparer des lustres du pouvoir. Complotant, trahissant, déportant à tout-va, elle finira par être la victime de ses propres ambitions. Très belle histoire que celle de cette femme qui monte les échelons par la force de sa volonté et qui finira par se brûler les ailes.

« C’est à cette heure-là du jour que la vieille guérisseuse reçoit, ouvre au visiteur la porte de son antre. Inutile de parler, elle détient la science. Connait les plantes qui dessèchent un ventre, les bouillons qui tourmentent l’âme, rendent caduque la raison. »


La volante. Que fait-elle là ?


La mère,

celle qui se bat pour sauver le fils qui lui reste, celui que les négriers lui ont laissé et qui le voit sombrant dans les flots. La douleur d’une mère, celle qui vous mène aux abords de la folie, celle que, même la Vieille, compatissante, ne peut vous aider à atténuer. Une mère ne devrait jamais avoir à pleurer son enfant, ou alors, il lui faudra le suivre, que leurs larmes se joignent.

L’héritière.

Le chapitre superflu ? On le penserait. Était-ce utile que l’auteur nous conte la montée de son désir impérieux de donner vie à ces femmes ? Sans doute, oui, mais alors, peut-être aurait-il fallu être moins prolixe.

"Humus" sera sans doute l’une de mes lectures marquantes de cette année. S’approprier ainsi un pan de l’histoire et de laisser son imagination combler les vides frustrants de l’histoire est une idée admirable. Ne point laisser le passé s’éteindre et redonner à ces femmes des couleurs de la vie grâce au talent d’artiste de l’encrier - "du clavier" ça fait moins poétique – j’adhère et je vote des trois mains pour. La main de l’amateur des beaux mots se lève avec enthousiasme devant les choix de style, la main du cœur sensible dit oui à l’émotion qu’elle a rencontré dans sa lecture, la main de l’afficionado des belles histoires approuve la profondeur des parcours reconstruits. Bref, un bon livre sur lequel vous devriez vous précipiter.


"Humus" (2006)
Fabienne KANOR

Édition Gallimard Continent noir