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JET D’ENCRE

"Vivre me tue" de Paul Smaïl (Jack-Alain Léger) ... dans l’ascenseur en panne

Paul SMAÏL/Jack-Alain Léger

lundi 12 août 2013, par Doszen

J’aime faire vive le texte. Aussi souvent que possible il me faut mettre des extraits du livre dont je veux parler aux lecteurs, pour leur donner un avant-goût de ce que serait l’aventure s’ils se laissent tenter par la lecture. Même si, rarement, je laisse mes seuls mots parler d’une œuvre, même si, de temps à autres, mes élans de lecteur sont si puissants que d’un seul trait j’épanche mon enthousiasme, m’appropriant totalement l’écrit, oblitérant sans regret l’auteur ; tout de même, avant de donner un avis, laisser l’œuvre parler d’elle-même est la meilleure façon de faire tâter son rythme.

« Par la porte entrouverte, je la vois assise sur un tabouret, recroquevillée, les mains croisées autour de ses genoux, qui se balance doucement d’avant en arrière comme pour bercer sa douleur. Elle ne gémit plus, ne pleure plus, et ce mutisme buté a pour moi quelque chose de plus affreux encore que ses cris déchirants comme des youyous, au bout du fil, lorsque je l’ai appelée de Hambourg pour lui redire ce qu’elle savait déjà : que c’était fini. »

Et, de temps en temps, un « rarement » que l’on souhaiterait plus fréquent, le texte s’impose au chroniqueur. La puissance du texte, la pertinence du propos, la force du style, de temps à autre, nous empêche de trouver des mots à nous et nous poussent à faire une chronique faite de seuls extraits du livre.

« Les maghrébins qui essaient de se blanchir sont comme ces juifs allemands qui crurent s’en sortir, avant-guerre, en demeurant dans le flou. Ils ne flouaient qu’eux. Un faux nez se voit encore mieux que le nez au milieu de la figure. Et nous sommes en guerre. Et nous serons, d’une manière ou d’une autre, éliminés. Sinon exterminés. »


Il y a l’histoire de "Vivre ma vie", écrit par un jeune auteur, français, d’origine maghrébine agrégé de littérature, Paul SMAÏL, publiée en 1997 aux éditions Balland, et il y a l’histoire autour de l’histoire, celle de Jack-Alain Léger auteur hyper-prolifique, artiste méga-éclectique, homme souffrant de bipolarité, islamophobe déclaré et qui devait être doué d’un don d’empathie exceptionnel pour avoir écrit ce livre qui est l’un des plus puissants que j’ai lu sur les turpitudes d’une vie faite d’obstacles et de douleur d’un jeune descendant d’immigré, de la troisième génération.

« J’écris. J’écris comme les choses me viennent, en vrac, au fil de la plume et des souvenirs. Je rature peu. Le jour, après avoir dormi quelques heures, je mets au propre ce que j’ai noté la nuit sur mon bloc. Je le saisis. »

Paul SMAÏL est un agrégé de littérature, nous l’avons dit, fils du populaire dix-huitième arrondissement, il essai de survivre à la discrimination dû à ses origines, aux crises d’identité de son petit-frère Daniel, aux combats de Yacine ce père courage jusqu’à la mort et cette mère qui "gère comme elle peut" ses deux gamins.

« S’il minimisait ses ennuis de santé et refusait de se soigner, ce n’était pas tant par fatalisme que pour ne pas nous affoler. Jamais il ne s’occupait de soi. Et il gardait pour lui ses soucis : les fins de mois, ses fils sans emploi, les exigences de rendement toujours plus dure à la SNCF, la fragilité de Daniel, Maman qui se laissait aller à la tristesse aussi… Sa propre santé. »

Paul SMAÏL doit également lutter contre son quartier, son entourage, ceux qui, autour de lui, constitue la normalité des cités urbaines que le système voudrait imposer à ceux qui, comme lui ou Diop, veulent être différents.

« - Je me suis quefois fait chourer du hasch, mes bouquins jamais ! Plaisante Diop. Même les qui m’ont plumé ma piaule à donf me les ont laissés.
De tous les romans que je lui ai passés, son préféré, me dit-il, reste Nègre du "Narcisse". Était-ce une provoc de ma part ? En est-ce une de la sienne ? Non. Mais comme on me traite de gris, on le traite dans son dos de Bounty : chocolat dehors, noix de coco dedans, noir blanc… Dans son dos parce qu’il mesure un mètre quatre-vingt-neuf et pèse quatre-vingt-quinze kilos, et qu’il est le plus fort cogneur de l’équipe de Monsieur Luis, et qu’il arbore parfois à la boutonnière, pour rire, mais personne ne s’y risquerait, un badge des Boucheries Bernard, claire allusion. »

Paul nous raconte sa vie de livreur de Pizza, chaque jour confronté aux regards agressifs de discrimination, sa vie de vigile, qui lui donne le temps.
Le temps d’écrire ;

« Il y a encore les fachos, qui te demandent si tu as une carte de séjour en règle, si tu n’es pas un clandestin, si tu es bien français. Et les paranos, qui refusent de te communiquer leur code et font les cents pas devant l’entrée de l’immeuble jusqu’à ce que tu te pointes. Ou eux qui te donnent le code pour que tu puisses entrer dans l’immeuble mais te demandent, ensuite, derrière leur porte close, de poser les cartons sur le paillasson, surveillent tes gestes par l’œilleton, te glissent le chèque sous la porte, et attendent que tu sois dans l’ascenseur et que tu aies appuyé sur le bouton RdC, pour ouvrir furtivement et récupérer leur commande. »

de s’épancher sur ses amours avec la belle Myriam,

« Pourtant je n’étais pas, non, non, je n’étais pas amoureux de Myriam. Non. D’ailleurs, le coup de foudre n’existe pas dans la réalité. C’est une invention de romancier - de mauvais romancier, à l’eau de rose. »
...
« Mais, bien entendu, la première fois où j’ose enfin inviter Myriam dans ma chambre, je fais fiasco - pour dire les choses comme Stendhal.
Pour dire les choses comme Smaïl : je n’arque pas. Impossible de tenir la pose. Semibandaison, simili-bandaison... Oualou. Trop mou pour enfiler une capote. Des heures à cafouiller piteusement. »

de mettre sur papier ses rencontres avec ces "bienfaiteurs de gauche" qui s’avèrent être pire que les ennemis déclarés,

« Nous ne devions pas la considérer comme une patronne mais comme notre amie. Et après tout, si nous n’étions pas chrétiens, le dimanche était pour nous un jour comme un autre, non ? Payer double lui aurait paru, à elle qui n’était pas croyante, et si peu conformiste, céder à une superstition ridicule. Travailler dans une librairie, n’était-ce pas suffisamment gratifiant ? Ne formions-nous pas une communauté unie dans le culte du livre ? La librairie n’est pas un commerce ordinaire. Libraire, ce n’est pas un métier, c’est une mission ! L’amour de la littérature, on a ça dans le sang ou pas ! Penser qu’il y ait eu des employés assez mesquins pour l’assigner devant les Prud’hommes ! Mais c’est qu’ils n’avaient pas la vocation. »

de, surtout, raconter son frère, ce frère qui se perd dans l’acceptation de l’échec, qui se perd dans les hormones de croissance et les barres de fer, comme pour se créer une armure de chair face à cette France qui ne veut pas de lui.

« Sinbad est son héros préféré depuis que lui ai offert, pour son dixième anniversaire, un livre illustré de ses aventures. Parce que le dessinateur n’a pas hésité à donner un air méchamment arabe au marin des Milles et une nuits ? »

Paul darde un regard plein d’amour sur son frère Daniel qui n’arrive pas à assumer le choix de travailler dans un peepshow et qui, petit à petit, va se perdre en poussant son corps dans ses limites. Paul nous parle de sa tante Zaïa, petite femme pleine d’énergie qui n’a pas fini de pleurer son mari, cet oncle « assassiné par la police française aux ordre de Papon ».

« Le 5 Octobre, le gouvernement français décrétait le couvre-feu pour tous les Français musulmans d’Algérie. Les Arabes, Algériens ou non, vivaient dans la peur. Des italiens, des Portugais ont été assassinés simplement parce qu’ils avaient "le type"… Mais le 17, le FLN appelait à manifester pacifiquement pour demander la levée du couvre-feu. Les manifestants étaient sans armes, et la plupart s’étaient mis sur leur trente-et-un, comme s’ils allaient à la fête. Alors a commencé l’effroyable tuerie. »

Il raconte la maladie de Yacine, celle qui a montré à ses enfants que la solidarité du monde ouvrier n’est pas un vain mot.
Il raconte la boxe, cette passion infusée par son père pour protéger le chétif Paul et qui a trouvé un écho dans son amour des livres.

« Et il prend alors un livre, tourne les pages, tombe très vite sur ce qu’il cherchait… Tout est dans la littérature. Tout a été dit. Il y a toujours, dans un livre ou un autre, une allusion à ce qui t’arrive, la preuve que d’autres ont souffert ce que tu souffres ; que tu n’es pas seul au monde. Il y a toujours, dans un livre ou un autre, comme une consolation. »

Paul SMÄIL, vous l’aurez compris, a soulevé mon enthousiasme. En se racontant il raconte aussi la discrimination de tous les jours, les dead-ends qui régissent certaines vies d’enfants de l’immigration, leurs envies d’avoir une place, quelque part, n’importe où, les combats et leurs succès. Sans caricature excessive, même les personnages archétypaux servent là à enrichir le propos. Et surtout, l’écriture est superbe, drôle. Le langage en monologue interne est celui d’un jeune homme moderne, bien dans son temps et instruit, loin des clichés d’une langue déstructurée et sans verser dans le pédant qui tuerait le réalisme du personnage.

L’histoire dans l’histoire est également un énorme hommage à Oscar Wilde. “Le but de l’art est de cacher l’artiste et de réveler l’art”. Jack-Alain Léger a voulu rappeler au monde la pensée Wildienne, l’essence de la littérature doit rester la littérature. EN 1997, il a voulu mettre le monde médiatico-littéraire en France qu’elle avait perdu de vue la valeur artistique de la littérature, se contentant de mettre au panthéon du moment des œuvres avant tout voyeuristes, des œuvres où l’art vient en second et que les critiques littéraires ne lisent plus, se contentant de reprendre, en mouton, le marketing voyeur des éditeurs.
Jack-alain LEGER a sorti ce "Vivre ma vie" sous le pseudonyme Paul SMAÏL et a "vendu" une belle histoire d’immigré maghrébin rejeté par le système et qui se bat pour s’en sortir. Une histoire d’ascenseur social bien dans l’air du temps Chiraquien. En parallèle, il publiait "Ma vie" sous son vrai nom. Le même livre. Le premier eut les lauriers des médias, pas le second. Une escroquerie de l’auteur pour montrer l’hypocrisie du monde médiatique de l’édition.
J’ai fait comme l’aurait souhaité l’auteur, lu en me focalisant sur l’œuvre, oubliant l’auteur, son histoire et je dois dire que ...
C’est le livre le plus puissant que j’ai lu sur un personnage dans la marginalité. Pas un livre sur la banlieue mais sur la discrimination, sur l’injustice, sur l’identité nationale déniée à certains, sur la famille, la fratrie, l’amitié, l’amour de la femme et de la boxe.
Humour, chagrin, désespoir, littérature, émotions....
Style, fond, pertinence, actualité du propos.

« Le seul moyen d’exister est de jouer un personnage. On ne te demande pas ta vérité en ce monde, mais de ressembler le mieux possible à l’image toute faite qu’on a de toi... À celui que tu serais dans un téléfilm. »


Vivre me tue

Paul SMAÏL

Éditions Balland, 1997