Les seules limites sont celles que nous nous imposons

Accueil > Mes lectures > L’homme pas Dieu - et les turpitudes d’un disciple de Bacchus

Jet d’encre

L’homme pas Dieu - et les turpitudes d’un disciple de Bacchus

Frankito

jeudi 3 janvier 2013, par Doszen

"J’ai un succès fou ! Parce que je suis beau gosse, bien sûr, et parce que, surtout, je possède les trois V – Voiture, Villa, Virement –, les trois atouts indispensables pour retenir l’attention d’une femme aujourd’hui."

Albert Gouti est un homme normal. Le président de la normalité masculine du 21ème siècle dirais-je même. D’une honnête intelligence, il a choisi la voie de l’éducation nationale non pas par passion de la transmission des connaissances mais parce que c’est “un bon plan”, bien payé et pas trop fatiguant.

"Maintenant, il est vrai que je m’ennuyais ferme dans mon boulot, que les gamins me tapaient chaque jour un peu plus sur les nerfs et que j’avais une idée très incertaine de l’efficacité de mon travail. Cependant, en terme de salaire, de planning, de sécurité et d’image, mon métier offrait quelques compensations que je jugeais satisfaisantes."

Albert Gouti est un guadeloupéen normal. Qui y a ses racines, ses amis, sa famille. Qui porte un regard sur ses Antilles qui est tour à tour critique, amoureux, plein de désillusion ou rempli d’espoirs révolutionnaires.

"Tous les après-midi la même rengaine. Les gens pleurent sur leur passé, regrettent tant Sorin, lorsque l’Île était sous la domination des sbires du maréchal Pétain et soumise au blocus, l’époque où l’on faisait des semelles avec le caoutchouc des vieux pneus, du savon avec de l’huile de coco, où l’on était forcé de déployer des trésors de débrouillardise pour manger à sa faim."

Albert Gouti est un trentenaire normal. Célibataire, il refuse tout engagement et préfère jouir de son coquet appartement, sa Lexus toutes options et des joies de la vie. Disciples farouche de Bacchus à qui il a voué sa vie entière et qui le récompense par une vie coïtale plus que remplie. Se définissant lui-même comme un beau parti, l’antillais de "1m85 pour 78 kg de muscle" plait et il le sait.

"Quand je pense qu’il y a des types qui passent leurs soirées dans les salles de musculation, consomment des tonnes de compléments alimentaires protéinés et s’injectent des litres d’anabolisants pour avoir un physique pareil, ça me fait de la peine. Moi, je suis costaud naturellement. Mes parents ont bien bossé, y a pas à dire ! Un corps tranchant comme une lame, pointu comme un couteau. Lorsqu’une femme s’allonge sur moi, je suis obligé de la mettre en garde : « Fais attention, chérie, à ne pas te blesser… »"

Il le sait tellement qu’il a consacré sa vie à offrir des nuitées orgasmiques à toutes les donzelles de cette région des DOM, qu’importe leur couleur, leur niveau social ou leur âge. Albert Gouti est un tombeur normal. Un tombeur aux goûts sûr, au regard acéré.

"La rondeur et la fermeté de ses fesses évoquaient la générosité de pommes Golden parvenues à la parfaite maturité, et ses seins semblaient doux et juteux telles des poires Williams muries sous un chaud soleil d’été. Elle avait un corps superbe, sculpté par des années de patinage artistique. Et lorsque je l’embrassai, je constatai qu’elle n’était pas expert qu’en patin à glace."

Et puis patratras. Albert Gouti se retrouve, par une nuit de repos post-coïtale, retourné le ventre au sol, la tête non pas entre les seins d’une quelconque femme mariée, non, mais clouée au parquet par la rudesse d’une botte parsemée de chiure. Fin de la normalité.

"Albert Goudi, professeur certifié de science physiques au lycée de Pointe-à-Pitre, avec villa vue sur mer au Gosier, la Lexus toutes options garé devant ! Et le Babylone flanque sa longue patte puante dans mon nez ? J’ai la botte tellement près des narines que je peux distinguer si le cabot déféqueur a été nourri au Canigou ou au Royal Canin, à la pâtée de moyenne gamme ou aux croquettes de luxe."

Accusé d’un triple meurtre, Albert Gouti est plongé dans une traque vaudevillesque qui va le ramener sur les chemins de sa vie.
Le quatuor des amis pour la vie ;

"Avec Achille et Francis, nous formions la bande des mousquetaires. Nous nous surnommions ainsi car nous étions quatre camarades inséparables, prêts à faire les coups les plus pendables, et que nous marchions toujours avec nos gros mousquets chargés dans nos caleçons. Alors, gare ! Les filles n’avaient qu’à bien se tenir !"


l’histoire familiale parsemée de joies et de difficultés, de mères hyper-protectrices ;

"Toutefois, la patience avec laquelle elle avait sapé mes velléités matrimoniales et l’interminable liste de mises en garde qu’elle n’avait cessé de dresser tout au long de mon existence n’étaient pas étrangères à cette issue. Ainsi, à propos de l’épouse idéale, elle m’avait fait un nombre impressionnant de recommandations : pas de femmes trop foncées, elles sont complexées ; pas de femmes trop claires, elles sont méprisantes ; pas de femmes blanches, elles sont mal élevées ; pas les indiennes non plus, elles sont chimériques et, c’est connu, bien trop « philosophes » ; pas de Martiniquaises, elles sont « comparaison » ; pas de Guyanaises, elles ont le mal du pays ; pas de femmes trop pauvres, seuls le confort et l’argent les intéressent ; pas de femmes trop grandes ni trop petites, …"

la vie des insulaires sur ces contrées où les rapports avec la métropole régissent les vies depuis des siècles ;

"L’homme est ainsi fait qu’il déteste voir une jeune femelle reproductrice de sa race ou de son clan s’accoupler à un étranger. Depuis leur arrivé sur l’Île, ils ne se sont pas gênés pour goûter à la chair des filles couleur de cuivre et d’ébène, mais, au fond d’eux-mêmes, ils refusent d’admettre que j’ai pu entretenir une liaison avec la jolie blonde qu’ils désiraient. En réagissant ainsi, ils suivent les pulsions que leur dicte leur cerveau primitif et la loi, très ancienne, qui sépare le monde en dominant et dominés, en conquérants et en vaincus, les premiers disposant des femmes des derniers à leur guise."

le passé auquel on essaie de s’accrocher, en tirant d’une histoire tragique des semblants d’éléments de fierté ;

"Heureusement pour nous, au milieu de ce terrible tableau, il y eut une petite tache de lumière : le chevalier de Saint-Georges, exception parmi les ! Il paraît que son père, un riche colon, aimait d’amour sa tendre maman, une esclave africaine qu’il libéra et couvrit d’attentions. Il reconnut son fils et lui donna la meilleure éducation. Comme beaucoup, je me console des horreurs du passé en songeant au fier chevalier de Saint-Georges, fameux musicien, incroyable bretteur et infatigable coureur de jupons…"

le racisme ordinaires des pauvres des îles pour de plus pauvres qu’eux, avec sa dose de mépris mais aussi d’envie, ses pousse-aux-crimes des mille collines ;

"Les Haïtiens se multiplient comme la vermine, pire que la huitième plaie d’Égypte, une nuée de sauterelles barbares et voraces !"

mais aussi, et surtout, le feedback dans sa vie amoureuse et sexuelle plus que remplie. Et le voyage, sur ce point, est long. Très long, tant notre Don Juan Gwada a fait couler des rigoles de sperme… pardon, de cyprine… Oupss, de "larmes" voulais-je dire.

.

Sur les pas d’Albert Gouti, Frankito nous scotche et nous enlève toute envie d’en sortir. L’écriture dynamique, vivante, actuelle, génère l’impérieuse envie de pousser plus loin la lecture, de faire durer le voyage. Les mots, amis de Frankito, sortent fluides, légers, dynamiques et ne nous laissent pas le moindre temps mort qui pourraient nous donner des envies de sommeiller en route.
L’histoire de ce matamore du jupon est plaisante à lire, l’intrigue policière bien menée et ficelée comme un succulent boudin blanc. Les divagations d’Albert Gouti qui semble parfois se déconnecter totalement de son présent sous pression et nous emporter avec lui dans ses interrogations existentielles ralentissent à peine la lecture et évitent les lourdeurs du manichéisme revendicateur.

Ne croyez cependant pas que ce livre soit creux. Ce livre nous parle des Antilles, de la Guadeloupe d’aujourd’hui mieux que ne le feraient une étude sociologique ou une brochure touristique.
Ce livre nous parle des hommes, trentenaires et leur univers de questionnement.
Ce livre nous met le doigt sur les séquelles, encore vivaces, des blessures de l’esclavage mais aussi d’une administration coloniale de ces territoires pourtant français. Ce livre nous rappelle que la xénophobie est universelle, qu’au travers des relations entre insulaires plus ou moins pauvres, on retrouve les contradictions de l’opprimé qui se change en oppresseur. Le regard d’Albert Gouti est ironique, désabusé, tranchant et, bien souvent, il nous éclaire.

Une bien belle lecture que ce roman de Frankito. "L’homme pas Dieu" est contredit par la prouesse de l’auteur qui réussit l’impossible de nous livrer une histoire prenante, écrite avec une belle langue, plaisante et absolument jouissive.


"L’homme pas Dieu"

Frankito
Éditions Écriture, 2012 – 240 pages