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Jet d’encre

Le cœur à rire et à pleurer –… à cœur ouvert

Maryse Condé

vendredi 5 octobre 2012, par Doszen

Les biographies, ce n’est pas mon truc. Moi, je suis un lecteur de roman. En général, je ne lis les biographies qu’avec beaucoup de réticence. Pourquoi ? Parce que trop souvent nombrils des auteurs, trop souvent miroirs aux égos et, au final, trop rarement d’un réel intérêt artistique.
Le livre est art quand il nous transporte, soit pas la façon dont il nous conte une histoire, soit de par l’histoire même qui nous est contée. Les biographies, à mon goût, rentrent trop rarement dans la catégorie art. hormis le fait de trahir totalement l’esprit Wildien – d’Oscar Wilde – qui veut que seul l’art comptât et non l’artiste, il ne sert – souvent – qu’à draguer le voyeur qui est en nous sous le fallacieux prétexte de découvrir un homme – dit – grand, une star – vendue comme – unique ou un parcours – considéré comme – extraordinaire. Hélas, 3 fois hélas, cent fois hélas, ces textes que les as du marketing nous fourguent en titillant notre sensiblerie se révèle très rarement transcendants. Ils ne servent – en général – qu’à confirmer les afficionados dans leur penchant pour le personnage, laissant froid ceux qui, il n’y a pas d’autres mots, s’en foutent comme de leur premier slip kangourou.

Ce livre ne rentre pas dans ce cadre. Ma diatribe d’introduction ne sert en fait qu’à affirmer cela ; cette autobiographie de Maryse Condé n’est absolument pas un de ces auto-bravos dont je parlais plus haut. Ce petit récit (154 pages) se veut, pour le lecteur, une boussole qui, sans détour, sans concession aucune, nous montre les chemins par lesquels une enfant, benjamine d’une fratrie de 10, s’est construite, a construit sa personnalité pour devenir une écrivaine et activiste de talent.

L’enfant Maryse, naît par accident d’un père sexagénaire au corps, déjà, fourbi d’arthrose et d’une mère quadragénaire que la ménopause semble avoir oubliée – "Passé la honte d’avoir été prise, à son âge respectable, en flagrant délit d’œuvre de chair, ma mère ressentit une grande joie de son état. De l’orgueil même. L’arbre de son corps n’était pas flétri, desséché. Il pouvait encore porter des fruits. " – Elle est le bâton de vieillesse fustigé par les aînés parce que vu comme étant trop gâtée, trop choyée et totalement emmurée dans l’amour protectrice d’une mère castratrice.

"Ma mère attendait trop de moi. J’étais perpétuellement sommée de me montrer partout et en tout la meilleure. En conséquence, je vivais dans la peur de la décevoir. Ma terreur était d’entendre ce jugement sans appel que, bien souvent, elle portait sur moi
- Tu ne feras jamais rien de bon de ta vie !
"

La petite fille se construit à l’ombre de cette mère potomitan qui semble se venger constamment d’un historique familiale douloureux – "sous ses abords flamboyants, j’imagine que sa mère avait peur de la vie, jument sans licou qui avait tellement malmené sa mère et sa grand-mère. Un inconnu avait violenté Elodie dont quinze ans plus tôt un usinier marie-galantais avait violenté la mère. Toutes les deux avaient été abandonnées avec leur montagne de la vérité et leurs deux yeux pour pleurer."– avec la rage de ceux qui veulent s’inventer un présent glorieux. Maryse Condé ne fait aucune concession à ses parents, à ses frères et sœurs, à sa famille.

Sa mère, qu’elle dépeint comme un personnage particulièrement antipathique, dure et complexé est le point focal de sa rébellion, de son refus de "devenir comme elle", une institutrice de la nouvelle bourgeoisie guadeloupéenne des années 50, dure et capable du pire acte d’égoïsme avec la main gauche pendant que la droite fait preuve, avec fanfares et tambours, de grande générosité.

"Un matin, Madonne commit la faute impardonnable de ne pas se présenter à son travail. Une de mes sœurs dut préparer le petit déjeuner. Une autre, nous conduire à l’école. Vers la fin de la journée, alors qu’on ne l’espérait pas, un de ses garçons se présenta chez nous. Il marmonna dans son mauvais français que sa maman avait dû emmener sa fille, gravement malade, à l’hospice de Saint-Jules et que non seulement elle avait besoin d’une avance sur son mois, mais qu’elle demandait plusieurs jours de congés. Ma mère calcula rapidement, paya tout ce qu’elle devait et renvoya Madonne sur-le-champ,..."



Le père, père tardif à l’âge d’être grand-père a courbé depuis longtemps l’échine devant sa femme et dès lors, en lisant ce récit, rien de lui ne reste. – "Alors qu’à tout moment je me sentais enveloppée de l’affection chaude et tatillonne de ma mère, je savais que je n’intéressais guère mon père. Je n’étais pas un garçon" – Il semble passer comme une ombre dans la vie de sa fille et même sa mort, en reclus abandonné par sa femme, est contée sans chaleur, sans la moindre émotion.

Les frères et sœurs ? Rien. L’écart d’âge trop important n’a pas permis à la petite dernière de tisser des liens avec ceux qui la voient, au mieux comme une peste à trop choyé, une enfant gâté. Presque tous.
Le seul qui sorte du lot est Sandrino, le frère cadet, le frère rebelle, celui dont l’influence sur la petite Maryse est palpable dès l’enfance, celui qui lui fait se poser des questions sur ses parents, ces "aliénés". sandrino est celui qui lui fait découvrir les rebelles d’alors, les anti-systèmes ; les communistes–

" Aliénés ? Qu’est que cela voulait dire ? Je n’osais pas poser de questions. Ce n’était pas la première fois que j’entendais Sandrino faire des jeux avec mes parents. Ma mère avait accroché au-dessus de son lit une photo découpée dans Ebony. On y admirait une famille noire américaine de huit enfants comme la nôtre. Tous médecins, avocats, ingénieurs, architectes. Bref, la gloire de leurs parents."


Sandrino est également celui dont la mort, à petit feu, apparaît clairement comme un drame. Sans sensiblerie, sans excès de pathos, à mots couverts, parsemés ci et là dans le texte, Maryse Condé nous parle de son frère qui part et, sans avoir besoin qu’elle nous le dise, des rêves d’écrivain célèbre que l’adolescente d’alors embrasse comme ultime héritage de son frère.

" Mes parents étaient-ils aliénés ? Sûr et certains, ils n’éprouvaient aucun orgueil de leur héritage africain. Ils l’ignoraient. C’est un fait ! Au cours de ces séjours en France, mon père ne prit jamais le chemin de la rue des Écoles où la revue Présence Africaine sortait du cerveau d’Alioune Diop. Comme ma mère, il était convaincu que seule la culture occidentale vaut la peine d’exister et il se montrait reconnaissant envers la France qui leur avait permis de l’obtenir. En même temps, ni l’un ni l’autre n’éprouvait le moindre sentiment d’infériorité à cause de leur couleur. Ils se croyaient les plus brillants, les plus intelligents, la preuve par neuf de l’avancement de leur Race de Grands-Nègres. Est-ce cela être "aliéné" ? "


Plus que sa mère, qui a fait une petite fille brillante mais complexé, revendicatrice et dilettante, c’est la rébellion de Sandrino qui habite l’adolescente touche à tout, dynamique, qui côtoie révolutionnaires africains et contestataires haïtiens. Et surtout, c’est Sandrino qui lui offre sa révélation de Damas littéraire ; le "Rue Case-nègre" de Joseph ZOBEL. Ce livre, permet à la – encore – très jeune fille de sortir de son monde de petite bourgeoise protégée à qui on avait caché la réalité ségrégationniste des Antilles de son temps, à qui on avait rien dit sur les champs de coton, sur la misère, sur la place attribuée à celles qui, comme elle, avaient la peau par trop mélaninée.


- Pourtant nous sommes aussi français qu’eux, soupirait mon père
- plus français, renchérissait ma mère avec violence. Elle ajoutait en guise d’explication : Nous sommes plus instruits. Nous avons de meilleures manières. Nous lisons davantage. Certains d’entre eux n’ont jamais quitté Paris alors que nous connaissons le Mont-Saint-Michel, la Côte d’Azur et la Côte Basque.
"

De ce chemin qui fait une jeune femme qui nous parait, par bien des points, foncièrement antipathiques, Maryse Condé nous livre surtout une histoire d’amour et de conflit permanent – mais pas de haine – entre une mère à laquelle sa fille ne veut pas ressembler. Un amour qu’une femme en devenir porte à la femme qu’est sa mère et dont elle rejette tout le présent en bloc ; éducation, principes, préjugés, complexes…

" Mon Dieu, qu’est-ce que j’avais fait ? Je n’avais pas retenu ma leçon. Mes démêlés avec Yvelise ne m’avaient pas suffi. Il ne faut jamais dire la vérité. Jamais. Jamais. A ceux qu’on aime. Il faut les peindre sous les plus brillantes couleurs. Leur donner à s’admirer. Leur faire croire qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas."



Ceci est une autobiographie. Le genre qui ne se contente pas de raconter une vie mais qui raconte une époque, qui raconte la fragmentation de la société Antillaise, qui raconte le rejet par les métropolitains de ces gens des Antilles qui pourtant se veulent français jusqu’à la caricature, qui raconte une famille, un père, un frère, une mère. Cette bibliographie ne raconte pas la vie de Maryse Condé, il nous raconte une très forte histoire de vie.

" Dès le lendemain, un flot de voisines déferla sur note maison. Ma mère était à peine rentrée de l’école que les visiteuses frappaient à la porte. Finalement, elle tint salon, assise bien raide sur le canapé d’angle jusqu’au dîner. Les visiteuses comptaient surtout des mères qui redoutaient pour leurs enfants un sort semblables à celui d’Emilia, ou qui le déploraient déjà. Mais on comptait également des vieilles filles, des laissées-pour-compte, des femmes trompées, des femmes battues, toutes qualités d’aigries et de révoltées disposées à cracher du venin sur les hommes."


"Le cœur à pleurer et à rire" – Maryse Condé
Édition Pocket (13 juin 2002)