Les seules limites sont celles que nous nous imposons

Accueil > Mes lectures > « Un dieu et des moeurs » - Lettre à l’auteur Elgas

Jet d’encre

« Un dieu et des moeurs » - Lettre à l’auteur Elgas

Chronique d’une lecture puissante

jeudi 18 février 2016, par Doszen

"Ce peuple est fécond ; il se prélasse dans la volupté de la débauche. Il se perd dans la luxure. Ça fornique. Drû ! Beaucoup ! Fiévreusement ! Comme le seul plaisir sûr d’une vie de privation. Une consolation. L’arbitraire des répressions religieuses et culturelles favorise les cachoteries dans les rapports. Mais croyez bien que qui sème l’interdit récolte la clandestinité. Alors au ras des murs, derrière les arbres, dans les chambres, a cours une sexualité débordante, confinée à la face d’un décor dont Dieu couvre l’autre que l’on donne à voie.
[...] Sinon la légende est prude, et officiellement le coït est réservé au mariage. "

"Un Dieu et des mœurs" - Elgas

Mon cher Elgas,

J’ai pris le parti de m’adresser à vous directement plutôt que de faire une classique chronique de votre livre. Mon exercice favori se serait révélé insuffisant concernant votre "Un Dieu et des mœurs", paru aux éditions Présence Africaine. Je serai ressorti frustré d’un simple billet du Narcisse qui dort en chaque critique littéraire. Trop de choses auraient été mises sous le tapis d’une ode – ou pas – à votre parfaite maitrise de la langue de Molière, à la haute tenue de votre langue qui frise le snobisme grammatical et à la lourdeur parfois pompeuse de votre phrasé, du moins au début de ma lecture. Je ne pouvais pas me contenter de louer votre "Carnet d’un retour au Sénégal", tout en pourfendant le clin d’œil (trop) facile à Césaire, et le classer dans ce qui est maintenant une vraie tendance de la littérature africaine contemporaine ; le conte du retour.

Je vous aurais, sans aucun doute, classé dans le haut du panier des auteurs dont j’ai aimé la prose de l’Alya, comme un Kaar Kass Sonn (Avec nos mains de chèvres), Théo Ananisoh (Ténèbres à midi), Nimrod (L’or des rivières), Mario Blaise (Retour au pays), … et tant d’autres auteurs africains plus ou moins talentueux qui nous content le retour dans leurs pénates-bleds avec – le plus souvent – le même regard venimeux que vous lancez sur le Sénégal. J’aurais fini mon billet en vous disant "well donne !" la modernité du langage dans l’académisme des mots, "Bien joué !" les cojones dans la dénonciation des travers de la société Zinguichoroise (?), "Bravissimo !" pour le regard sans concession sur le père et la mère, "Olé !" pour la mise à nue assumée de vos (re)sentiments sans quoi votre œuvre littéraire, même ciselé dans l’esprit d’un académicien en instance de départ, manquerait d’âme, manquerait d’humanité. J’aurai sûrement fait un de mes plus beaux comptes-rendus de lecture, si j’en avais eu la largesse.
Mais voilà.
Il y a eu un hic.


« En tout, elle avait vécu avec quatre maris, deux frères, et deux cousins. À chaque mort, à peine avait-elle fini son veuvage, qu’elle devait à nouveau hériter d’un frère ou du cousin du défunt. Fatou C. avait été ainsi mariée à quatre parents directs, de même sang, sans jamais avoir eu une seconde le choix sur les hommes de sa vie. »

Le hic, c’est que votre livre me parle trop, me pénètre trop. Le hic c’est que l’effet miroir fut trop grand quand, au bout des vingt-cinq premières pages, à jeter aux orties, je me suis vu en shadow-writer, comme si, dans l’ombre, le nez sur votre épaule, vos mains débitaient – certaines de – mes pensées, mes colères. Mon cher Elgas, vous devez avoir, approximativement, dix ans de moins que moi, et le miroir de vos pages m’a renvoyé mon image. L’image de celui qui, comme vous, était capable de colères envers ces folies de nos sociétés, de nos "nôtres". Vous le faite avec le talent dont je n’ai jamais été capable, et je vous en remercie.
Pêle-mêle, vos "Portraits" m’ont parlé et m’ont donné des mots.

Évidemment, il aurait été facile pour moi d’embrayer sur vos diatribes sur les femmes, modernes ou non, qui accompagnent nos vies. Trop faciles. J’ai souri en vous lisant sur la dictature du mariage pour les jeunes femmes, sur ces sociétés qui font de l’union avec un homme, qui qu’il soit, le Sésame de la réussite de nos sœurs. La bouffée de colère m’a envahie en pensant à ces "gamines "de vingt-deux ans qui semblent au bord du suicide parce que non encore mariées. Et je ne les ai pas rencontrées qu’à Dakar. Ces trentenaires quasiment hors du marché du mariage et prêtes à tous les maraboutismes pour choper le Graal à queue ; ça traine les églises évangéliques de toutes les contrées chrétiennes d’Afrique, et de Navarre. Ces femmes devenues bibendums par la paresse d’un mariage qui leur a permis d’opter pour le statut de femme au foyer, elles jonchent les rues de Kinshasa, la bave aux lèvres, parfois en meute, aux trousses des "petits ballons" zéro-pourcent-taille-fine qui les cocufient à longueur de week-end. Dans vos contrées, cher Elgas, elles justifient leurs échecs par le poids de la tradition qui autorisent plusieurs femmes, sous mes latitudes les maitresses, devenues officielles, sont justifiées par la faiblesse des hommes qui seraient incapables de contrôler leurs bangala. "Les hommes sont comme ça ma fille", c’est la phrase de toute mère à sa fille, à sa nièce ; l’acceptation, le carton vert à la luxure masculine en contrepartie d’une certaine aisance matérielle, d’une reconnaissance sociétale car, après tout, l’important c’est d’avoir été épousée aux yeux de Dieu, mais surtout des hommes.

« Elle est exigeante, elle fond pour un garçon beau, riche, intelligent. Il ne faut jamais tirer sur ses longues mèches indiennes ou brésiliennes , c’est le risque de tomber sur un crâne dégarni. »

Trop facile, le terrain de l’éducation des femmes censées représentées la pureté virginale, la probité de nos sociétés africaines. Je l’ai vu à Dakar, la première phrase des filles que je draguais, "je suis vierge !", même de la part de celle qui ne savait pas que j’avais eu l’occasion de croiser ses deux mouflets. A mon flagrant délit de mensonge j’entendis répondre "Hé, mais Marie là, la vierge, elle était vierge mais elle a eu Jésus !". Logique imparable. Au Congo, les deux Congo, la donzelle que l’on dragouille sans conviction, à qui l’on propose de prendre un verre en intimité un peu plus tard dans la soirée répondra qu’elle ne peut pas, qu’elle dirige une importante réunion de prière et qu’elle a le devoir de conseiller les jeunes sœurs du catéchisme. Il vous suffira de détourner votre regard vers une autre des gazelles assise à votre table-pub pour que votre catéchumène vous tire du col et vous glisse à l’oreille ; "mais on peut aller à l’hôtel dès maintenant si tu veux". L’odeur de l’Europe imbibe encore vos vêtements, et l’Europe a l’odeur de l’Euro.

« Aussi douées que des pions sur un lit, elles n’ont rien des splendeurs de leur corps et finissent, avec leur immobilité, leur frilosité, leur indécision, parfois leur foi, par anéantie les charmes si évidents de leurs courbes. »

Vous voyez cher Elgas, pourquoi je ne vous suivrais pas sur ce terrain-là ? Nos sociétés sont trop semblables pour que la comparaison vaille la peine qu’on y consacre du temps.

Cependant, cher Elgas, je me devais de pourfendre votre naïveté. Vous qui avez cru, en conversant avec vos amis de Ziguinchor devant une Attaya faiseur de diabétiques, que la jeunesse africaine est réellement porteuse de révolutions. Pauvre naïf ! La jeunesse est forgée au moule parentale définitivement déformé. Étudiant au Sénégal j’ai assisté à des scènes de pugilat hallucinant lors des votes du bureau de l’association des congolais, ceux qui devaient être en première ligne pour ramasser les miettes des politicards congolais en visite à Dakar, ces mendiants – Ngiri Allah ! – qui s’avilissaient pour quelques francs CFA et des honneurs de miséreux ; un repas au Méridien Président ou deux minutes dans le bureau du ministre en transit. J’ai vu se former les futurs politiques congolais, la haine et le tribalisme en étendard, la soif de l’or et la concupiscence comme moteur. Je n’ai vu aucun grand ou futur grand homme. Ce n’était pas des miséreux, ils avaient tous Bac + 3 – minimum – et ils seront, sont, l’élite du Congo. Les générations d’avant étaient révolutionnaires – et encore ! – et l’argent, le pouvoir, la vie les a corrompu, la nôtre de génération n’a pas daigné passer par la case Che Guevara.
Vous êtes donc naïf, mon cher Elgas, d’avoir pensé que les adeptes de rap qu’étaient ceux qui partageaient le thé avec vous, ces admirateurs des nouveaux troubadours aux textes engagés, à la rime revendicatrice, voulaient réellement renverser le monde, contester la chape de plomb qu’impose la religion. Naïf ! Mais le rap, même US, n’a jamais contesté que ce que les maîtres voulaient bien le laisser contester ! Le rap est né de ces quartiers qui en avait marre de subir la discrimination, tout comme la soul est née de ces esclaves qui voulaient exprimer leurs souffrance. Mais qu’a donné la soul ? Le Gospel. Qu’est-ce que la Gospel si ce n’est le refus de remettre en cause la première chose que l’esclavage a imposé à l’homme ; la religion. La religion, ce dogme puissant qui est antinomique à toute révolution. Ces religions, toutes, qui, par vagues civilisatrices successives, nous ont expliqué l’humanité en faisant en sorte de ne jamais changer l’ordre établi : les puissants en haut, prônant les valeurs humanistes, la plèbe en bas ayant le devoir de personnifier ces valeurs. Et le rap n’a jamais été un instrument pour remettre cela en cause. Réécoutez les classiques de ce genre, réécoutez Tupac, Biggie, Remettez le nez dans les sons du Wu Tang, de ODB ; ils gueulent tous à l’injustice, clament tous l’égalité des droits, versent – avec talent – dans l’égo-trip, mais jamais – à ma connaissance – ne rappellent que les religions sont les premières complices de leurs conditions. Le rap n’est pas contestataire mon cher Elgas.

Et ce tabou dont vous parsemé les pages de "Un Dieu et des mœurs", cher Elgas, CES tabous que constituent les religions et nos soi-disant traditions. Croyez-vous en avoir le monopole ? Ah, ces Sénégalais ! Que nenni.
Ces quartiers qui ne dorment plus de par l’enfer des prédications en Dolbysurround, ces maisons qui se transforment du jour au lendemain en lieu de culte braillant et éructant, ces bishops qui naissent dans tous les coins de rue par la volonté d’un peuple en quête d’espoir ; nous avons, dans mes deux Congo, les mêmes. Ces fouteurs de merde à qui ils ne faut rien dire sous peine de passer pour le bras droit de Méphistophélès ; "Sans effet, au nom de Dieu !", est la phrase de tous ces sœurs et frères en Christ sans gêne, sans aucun respect pour le bien-être de leurs voisins, et qui camouflent leur manque d’éducation derrière une bruyante dévotion. Nous avons les nôtres cher Elgas. Ils ne sont pas musulmans, ils sont évangélistes.
Évangéliste, c’est le terme congolais fourre-tout pour les nouveaux fous de Dieu. Toutes ces religions champignons qui, si nous avions des vrais États, seraient en tête de liste de nos Miviludes locales. Le problème, nous n’avons pas d’état et encore moins d’hommes d’état. Lors de mon premier retour chez moi, après dix ans d’absence, les miens m’ont expliqué que le premier flic du Congo Brazzaville, un général, avait, un temps, fait la chasse à ces "églises" qui pourrissaient la vie des citadins qui se lèvent tôt pour gagner peu, et il avait fait fermer toutes ces gargotières épiscopales faites de chômeurs qui pouvaient se permettre de gueuler des "Notre Père" jusqu’à 5h du matin, l’heure de la relève par d’autres crieurs. Le Général avait, paraît-il, fait du bon boulot, en trois mois la ville retrouva calme et volupté, les cerveaux, surement, recommencèrent à fonctionner et, si l’œuvre humanitaire s’était poursuivie, le Congo en serait – peut-être – à lancer son troisième satellite Hubble. Hélas. Les voies du Seigneur pas toujours impénétrables le furent sous la forme d’une nièce du président devenue "mama pasteur" (dont l’ordination eut d’ailleurs droit au lancement du 20h local) et surtout, sous les traits de la femme de ce cher général qui aurait été, elle-même, fervente adhérente à une de ces "églises de réveil" somnifère de l’esprit. L’œuvre de salubrité publique mourut ainsi dans l’œuf de la réalité conjugale et présidentielle.

Vous voyez, cher Elgas, combien lire vos mots m’ont rappelé à mes années de colère ? Mais pas que. J’ai aussi surfé sur vos émotions filiales. Vous êtes, vous monsieur Elgas, un vrai écrivain, celui qui sait que l’on ne peut donner d’émotion à son œuvre qu’en se livrant soi-même. Je n’en ai jamais était capable, moi qui suit adepte de l’autofiction très fortement fictionnelle. Je n’ai jamais été capable de dépeindre mon père avec l’émotion et la sincérité dont vous avez fait preuve pour croquer le vôtre. Nous avons été conçus par des géniteurs qui ont eu un parcours miroir mais des fins opposées. Le vôtre, intellectuel brillant et droit, homme de principe s’éteignit en complice du système politique, broyé par le bus mafieux de nos gouvernants et englué dans des croyances mystiques que son intellect aurait dû rejeter. Le mien resta droit dans ses bottes du sceptique qui se moquait aussi bien des religions que de tous les prétendus mystiques. Il resta incorruptible à des hautes fonctions où tous les jours la tentation et les menaces étaient ses compagnes. Mais ce fichu pays eut tout de même sa peau. Celui qui nomma son fils du nom d’un des leaders du Black Panther mourut d’avoir laissé sa droiture d’homme sombrer dans la luxure de ces nuits africaines qui écartent des jambes suppurantes de foutre pour quelques CFA. De sceptique il devint inverse du paranoïaque, oubliant que pour les fonctions qu’il occupait cette pathologie était salutaire. Et il s’éteignit, comme le vôtre cher Elgas, à cause de l’indigence de ce pays. De la vint ma colère, et je l’extrapole, la vôtre.

La colère, cher Elgas, c’est le sentiment qui parcours votre "Un Dieu et des mœurs". La colère, non pas, comme on pourrait le croire, contre ces tenants obtus de la tradition, même mortifère, non pas, seulement, contre ces africanophiles qui ne se définissent que contre l’occident, ceux qui hurlent leur détresse quand les médias français en font des tonnes pour 17 morts du terrorisme sur les pavés parisiens mais, des violences africaines semblent s’en contre-foutre ; non, cher Elgas, la colère de votre publication n’a pas pour raison la religion qui abêtit, qui rend indolente les peuples et permet aux puissants de garder leur mainmise, non car, ne le sous-estimez pas, l’influence modératrice de ce mélange de religion-maraboutisme qui existe au Sénégal a évité à votre pays, bien souvent, les rigoles de sang que mon Congo-Mfoa à mainte fois versé, et en cela ce leadership, cet ascendant de la religion, a eu du bon, quelques fois, pour ce pays.
Mon cher Elgas, permettez cette familiarité car nous partageons cela, votre colère vient de ce que ce pays vous a pris de façon odieuse votre père. Ce pays, le mien, et tant d’autres en Afrique, nous ont pris cet être cher qu’est le père, celui que nous admirions, sans nous cacher de ses faiblesses, celui qui aurait pu être le fer de lance pour le développement de cet Afrique que nous chérissons. Ces pays nous ont pris, et ont pris tant d’autres, tant d’autres hommes forts, bons, compétents ; dans la fleur de l’âge tout simplement parce qu’ils se sont refusés à atteindre le niveau de développement qui semble être le minimum chez "les autres". Ces pays nous prennent chaque jour des humanités admirables à cause de systèmes de santé catastrophiques, des conditions d’hygiène animale, des institutions incompétentes et de ce relativisme, de cet acceptation, de ce laisser-croupir que refusent de changer ceux qui profitent du système et que refusent de voir ceux qui la subissent. Vous êtes en colère contre ce pays que vous adorez car, non, on n’écrit avec une telle rage que quand on a été profondément blessé par un être que l’on aimait. L’Amour, le vôtre, c’est le Sénégal. La blessure, c’est le départ du père, les conditions de son départ, et la certitude que si le pays avait été - un petit peu - autre, il en aurait été autrement.

Mon cher Elgas, je suis désolé d’avoir surfé sur votre superbe livre pour expectorer ma bile, mais c’est le lot des grandes œuvres que celui de servir d’exutoire, de miroir, de déclencheur. C’est le lot de ces livres qui appellent les premières braises des révolutions. Merci donc pour ce moment... d’échange.

Cordialement,

Joss Doszen


“Un Dieu et des Mœurs”

Elgas

Éditions Présence africaine