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Jet d’encre

« L’impératif transgressif » de Léonora Miano

Essai

jeudi 2 février 2017, par Doszen

« Les écrits rassemblés dans ce recueil ont été rédigés à des moments différents, pour répondre à des sollicitations extérieures, ou dans le but d’exprimer une pensée sur des questions importantes à mes yeux. Tous m’apparaissent justifier l’intitulé choisi pour l’ouvrage. En effet, il s’est agi pour moi de poser un regard inhabituel sur certains sujets. L’enjeu fut de révéler ou de proposer des approches subsahariennes, méconnues à mon sens. Il fut aussi d’interroger les pratiques, discursives notamment, au sud du Sahara, afin d’améliorer la prise en compte des singularités de cet espace et de soumettre, modestement, un apport épistémologique. »

Léonora MIANO

J’ai des scrupules à chroniquer des essais. Non pas parce que je ne les apprécie pas, mais plutôt à cause du sens unique qu’est une chronique de lecteur. ça ne permet pas l’échange, hors, s’il y a bien une chose pour laquelle les essais ont tout leur intérêt, c’est de susciter un échange, un débat contradictoire, ou non, avec l’auteur. Partir dans de longues envolées sur le texte sans l’auteur en face... je trouve cela pas très juste.
Cependant.
Cependant, j’ai dû lire « L’impératif transgressif » de Léonora Miano dans le cadre d’un comité de lecture pour un prix littéraire, donc j’ai dû me plier à l’exercice du jugement de la forme, mais aussi du fond. Mais au lieu de vous livrer mon jugement, tout à fait subjectifs et sans doute pas à la hauteur du travail fourni par l’auteure, je pensé livrer plutôt un débat particulièrement intéressant qu’à suscité le texte de Miano. N’est-ce pas là l’intérêt d’un essai ? Faire discuter, réfléchir ?

« Il m’a semblé intéressant d’aborder la question de la libération, tout simplement parce qu’en tant qu’écrivain subsaharien, je ne me sens pas contrainte à priori par quoi que ce soit. En effet, j’écris sur les thèmes qui m’intéressent, de la manière qui me plaît, et mes ouvrages sont assez largement distribués. Pourtant, mon impression de liberté pourrait bien se révéler quelque peu illusoire à certains égards, dans la mesure où mon cas personnel n’est pas représentatif. » Léonora MIANO

Tout d’abord, je me permet de copier/coller l’analyse qu’à fait de cet ouvrage le très pertinent Timba Bemba, critique littéraire, que j’adopte totalement. Les interventions de Léonora Miano pourraient donc être divisées en 6 zones couvrant :

  1. le pouvoir de la littérature à faire revivre la mémoire des mondes oubliés (Mélancolies créatrices),
  2. libérer la fiction romanesque subsaharienne de ses entraves (littératures subsahariennes  : La conquête de soi),
  3. le rapport des subsahariens à la langue française (l’impératif transgressif),
  4. le caractère engagé de toute littérature (Toute littérature est politique),
  5. La réception des prix littéraires (Sacrée marginale),
  6. la lecture africaine de la déportation transatlantique des subsahariens (Parole due).

Si je peux m’avancer à émettre un avis, que j’ai dit subjectif, je dirai que, les sujets de réflexion, pas nouveaux pour moi, ne m’ont pas totalement transporté. Par contre, comme tout essaie, il suscite des réactions (pour ou contre) et des interrogations.
D’un point de vue de la lecture, Léonora Miano n’est pas toujours facile à lire. Heureusement qu’elle est romancière avant tout car elle met une écriture de haute tenue au service de son propos. Mais le texte reste pas facilement accessible et souvent assez élitistes, ce qui est normal vu la population ciblée par ces interventions. Très érudit, il faut réussir à suivre.
Les sujets ne sont pas originaux pour ceux qui réfléchissent aux littératures africaines, mais la contribution de Miano est toujours intéressante.

Je dois avouer que sur les textes/réflexions de l’auteure j’ai dû me départir d’un à priori négatif, d’un "blocage" car Miano est promotrice (avec d’autres) de cette vision "afropéenne" que je considère être une déviance (ouch !) de gens qui ne veulent pas assumer leurs problème de positionnement identitaire. Les diasporas Irlandaises de New-York, Chinoises de part le monde, Portugaise de Créteil (lol), Juive de Londres ou autres diaspora ne se sont jamais créé une "identité parallèle". Ils se revendiquent, en général, de leur lieu d’origine tout en assumant être de citoyen de leur pays de naissance sans avoir besoin de créé une identité annexe. Pourquoi les africains devraient se créer une espèce de "troisième voie ?" (qui aurait une culture différente de celle d’Afrique et différente de l’Europe). De plus, l’histoire montre que, à chaque fois que les "partant" se sont créé de nouvelles voies, ils ont fini comme bourreaux de ceux qui étaient restés. Exemple : Les afro-brésiliens (dont certains devinrent esclavagistes) du Bénin, les afro-Américains (avec certains massacres des populations autochtones) du Liberia et de la Sierra-Léone. Demain, ne risquons nous pas d’avoir une génération "afropéenne" qui reviendra en Afrique avec un regard condescendant sur ces africains du bled ? Le phénomène est déjà visible à Brazzaville, Kinshasa et Pointe-noire : les "anciens" de l’Europe se constituent en club qui, pour l’instant, passent le temps à ricaner des "blédards". Certains se permettent des mots qui, s’ils venaient de blancs, feraient d’eux des racistes du FN.
Bref, j’aime pas le concept de Afropéen car il clive plus qu’il ne rassemble. Mais ça n’engage que moi :-D

Sur « Le monde s’effondre » de Chinua Achébé

Sur la première communication où Miano fait parler les auteurs qui ont écrit sur "la fin d’une ère", j’ai beaucoup aimé les analyse sur Were Were Liling, Cheikh Amidou Kane, mais je suis un peu moins ne phase avec sa vision du roman « Le monde s’effondre » de Chinua Achébé...

Quand Miano parle de l’existence de Okwonko qui vacille, elle met sur le même pieds la déception dû à la vie (et la mort) du père ’indigne’, le bannissement pour 7 ans et la conversion de son fils. Pour moi, les deux premiers faits ne sont que les continuités culturelles de sa réalité. Elles n’altèrent en rien les fondations culturelles de Okwonko. Crime prémédité ou non, la punition est comprise et acceptée par Okwonko. Par contre, le chicottage des anciens, la conversion du fils... là, c’est pour lui impossible à comprendre et accepter. C’est bien la fin d’un monde pour lui. Il se suicide, alors que c’est l’absolue tabou dans son clan, parce que les choses n’ont plus de sens pour lui.

Quand Miano dit « A travers lui, c’est une certaine Afrique qui se trompe, non pas de combat, mais de manière de lutter » en parlant notamment de la mise à mort de "l’auxiliaire du nouveau régime", ça me fait penser à Lumumba. Tout comme Okwonko, leur fougue les a (peut-être) poussé à aller trop vite, trop loin, et donc à se prendre de façon brutale le retour de bâton.
Cela me fait également penser au destin des femmes de Nder (voir le roman de Mama Sémou Diop), celles qui ont choisi le suicide collectif que mon ami LaRéus Gangoueus voit comme un renoncement. C’est peut-être, comme pour Okwonko, le dernier sursaut de gens qui veulent garder intact leur vision de leur société. Les femmes refusent le risquer d’un inavouable destin par un suicide collectif, tout comme Okwonko refuse de voir son monder s’effondrer ?

Quand à l’analyse de Miano sur l’absence de mention de la traite transatlantique dans l’œuvre d’Achébè... elle est très intéressante

Débat sur l’origine du roman

« Le roman, a-t-il fait remarquer [Teju Cole], est une invention européenne. Tout comme le jazz est une création africaine américaine ou l’afro beat une production nigériane. Ceux qui pratiquent l’écriture romanesque s’inscrivent donc dans une démarche artistique inventée par l’Europe, ce qui ne signifie pas que les autres espaces n’aient pas créé de formes narratives. »
L’impératif transgressif - L. Miano

Joss Doszen : J’ai l’impression qu’ici il y a eu quelque peu mélange de torchons et de fourchette. Dire que "le roman est une création européenne" c’est comme dire que la musique est une création européenne. Si (et seulement si), l’on considère qu’écrire un roman est avant tout raconter une histoire ; le roman est donc le terme horizontal qui contient, en transverse, le type, le genre (e.g. roman russe, roman africain, roman japonais). Tout comme la "musique" est le terme générique qui contient, en transverse, le Jazz, le rap, l’opéra, le rock, etc...
Je ne suis donc pas d’accord pour dire que les africains utilisent une création (le roman) européenne, mais plutôt que la littérature africaine tend(ait) à raconter ses histoires en surfant sur un narratif européen, histoire colonial oblige.
Il est évident que moi (et d’autres), nourri à la littérature occidentale, à l’imagerie européenne, j’aurai tendance à raconter mes histoires sur une gamme occidentale même si je m’évertuais à appeler cela "littérature africaine".
Mais si je prends l’exemple de l’excellent "L’ivrogne dans la brousse" d’un Amos Tutuola quasi analphabète quand il l’écrit, j’ai l’impression qu’il utilise une trame narrative qui lui est propre, qui est de son africanité, peu "pollué" par l’environnement littéraire classique dans lequel d’autres auteurs ont baigné. Ce qui, eut-être, le rend si peu facile à lire pour des gens qui n’ont pas vécu avec les "lisapo onge" de Ebana. Ou encore, quand je lis le "Janjon" de Masa Diabaté, même traduit en français, la structure narrative reste celle avec laquelle les Mandingue content leurs histoires ; disent le roman.
Que la forme "écrite" du roman (et encore), soit de création occidentale, pourquoi pas, il faut le discuter (notamment avec les chinois, les arabes, etc.), mais si l’on considère que le roman c’est de (ra)conter l’imaginaire ou la vie... Je ne suis pas d’accord avec Teju Cole.

Une intéressante et longue discussion s’est lancée sur ma page Facebook et, si je ne peux mettre l’intégralité des échanges, je me permets de lister quelques unes des interventions de mes contacts :

PG : « Je suis d’accord avec elle. Si la littéralité, est une constante anthropologique, ou du moins un fait remarquable dans la plupart des civilisations, elle n’emprunte pas la même forme partout. Chaque civilisation lui donne ses couleurs propres. Le roman est bien une caractéristique de la littérature européenne que lui ont empruntée les autres. Cela ne veut pas dire que les autres civilisations soient dépourvues d’élan narratif. »

TM : « Inventée par l’Europe en tant que démarche artistique, mais influencée par ceux qui l’empruntent, tout comme les troubadours européens ont emprunté la structure des vers aux poètes arabes d’Andalousie. Il n’y a pas une culture qui en influence une autre sans en être à son tour influencée, et c’est plutôt une bonne chose. Je ne vois rien de mal à l’adaptation des codes d’une culture par une autre, cela s’étant toujours fait. Je ne crois pas qu’il existe une culture "souche" inviolée et propre à un unique peuple, à moins que nous ayons vécu en autarcie ou éloignés du reste du monde comme les Karipuna d’Amazonie. »

PG : « A ce compte, on va refaire l’histoire chaque fois qu’un objet ou forme artistique aura été produite dans sa forme à laquelle se rattachent ses derniers aboutissements. Le monde est ainsi fait que les échanges sont la condition de l’historicité technologique et artistique. »

ST : « Les Chinois ne chercheront pas à se définir par rapport aux catégories européennes, donc ce ne serait pas un enjeu pour eux de discuter sur les origines du roman, dans la mesure où ils ne percevraient pas ce genre comme une forme supérieure dans la création (je ne crois pas qu’ils auraient vraiment les mêmes démarches que ceux qui, comme nous, se définissent par rapport à la colonisation.) Comme les Arabes qui parleront des poètes, les Japonais qui parleront des haïku, les Chinois, avec plusieurs millénaires dans la civilisation écrite, ont des formes qui les caractérisent. Quant au roman tel que nous le connaissons aujourd’hui et qui a fini par se répandre dans le monde, il est européen, c’est juste une évidence. Il n’y a aucune civilisation en dehors de l’Europe qui revendiquerait le roman dans les évolutions de ses modes de création. Il n’y en a aucune pour qui le roman ait eu réellement la même importance. Toutes ont eu des genres qui les caractérisent, même si aujourd’hui ils ont été éclipsés au profit de ce que l’Europe a mondialisé »

ST : « Léonora, dont j’apprécie la solidité de la pensée et de la connaissance de la chose littéraire, énonce là une évidence : le roman est une invention européenne. Mais il s’agit là de ces évidences qu’il faut parfois rappeler pour éviter de tourner en rond. »

Zara Toustra : « une influence européenne au Japon du 11ème siècle pour le roman est totalement impossible, parce que le roman n’existe pas en Europe à l’époque, et les rapports avec le Japon sont inexistants, cela viendra 4 siècles plus tard avec les portugais, et les hollandais... (ils choperont les armes à feu, avant de fabriquer les leurs 40 ans plus tard ;)
A l’époque le Japon est férocement isolationniste, les étrangers sont facilement zigouillés parce que... parce que :)
Et le gigantesque empire chinois à côté essayera de les conquérir sans succès, un siècle plus tard sous le pouvoir mongol.
Bref le Dit du Genji, est très japonais, même si le système d’écriture et le peuple japonais emprunte beaucoup à la Chine et à la Corée au premier millénaire.
Murakami, vers lequel tu m’as aiguillé, en parle beaucoup dans 1Q84. »

Joss Doszen : « Je travaille avec des documents réglementaires où ce qui est important ce n’est pas le mot mais son essence, comment on le défini. Je peux décider que « vélo » et « pétrolette » sont identiques si je leur attribue la même définition.
Le mot « roman » vient de la langue romane, ok, mais est-ce que ce qu’elle défini est une création européenne ? Est-ce que les Dit du Gengi (par exemple) ne pourraient avoir exactement la même définition ? Si oui, l’évidence me paraît moins évidente.
Mais, j’applique peut-être là des processus de réflexion qui ne sont pas ceux de la littérature. »


LG : « Je partage l’avis de Sami. La preuve que le roman n’est pas rentrée dans les mœurs culturelles africaines est l’énorme difficulté de ce public à s’approprier les codes du roman. Combien de fois en rencontre littéraire, des éléments du public ne comprennent pas la liberté du romancier de raconter des histoires, des bobards... C’est récurrent. »

Bref, vous l’avez compris, sur l’essai en lui-même, sa lecture est fortement recommandée, comme c’est le cas de tout ce qui sort des doigts de Léonora Miano :-D